"En quelques mois le polémiste Eric Zemmour s’est imposé dans le paysage politique Français. Et partant dans le paysage médiatique. Les derniers sondages le créditent de 11% d’intentions de vote, s’il était au printemps prochain candidat à la présidentielle, ce qui le situe immédiatement derrière Emmanuel Macron et Marine le Pen. Son dernier ouvrage est en tête des ventes dans de nombreuses librairies. Son face à face du 23 septembre dernier avec Jean-Luc Mélenchon a été suivi par près de quatre millions de Français. D’évidence une frange de l’électorat se reconnaît dans ses analyses et propos, même les plus outranciers. Sauf que dénoncer l’immigration et la présence de l’islam en France comme la cause principale de tous nos maux sans dire comment on pourrait interdire à quelques millions de nos compatriotes, aussi français que lui, de vivre leur religion conformément à la loi, constitue un détournement irresponsable et potentiellement dangereux du débat démocratique. Il y a donc imposture."
« Onze millions de spectateurs suivaient ce soir la finale de « Loft Story ». Jamais une émission télévisée n’avait suscité autant de passions. La presse écrite avait d’abord largement commenté l’arrivée du format en France, puis , de révélation en rebondissement, s’était prise au jeu, lui accordant ses pages de une, ses chroniques et ses débats. Pendant plusieurs semaines, des sociologues, des anthropologues, des psychiatres, des psychanalystes, des journalistes, des éditorialistes, des écrivains, des essayistes avaient décortiqué le programme et son succès.
« Il y aura un avant et un après », avait-t-on lu ici ou là.
Ils voulaient passer à la télé pour être connus. Ils étaient maintenant connus pour être passés à la télévision. A jamais, ils resteraient les premiers.Les pionniers.
Vingt ans plus tard, les moments cultes de la première saison - la fameuse scène dite « de la piscine » entre Loanna et Jean-Edouard, l’entrée des candidats dans la villa et la finale dans son intégrité - seraient disponibles sur You Tube. Sous l’une de ses vidéos, le tout premier commentaire rédigé par un internaute résonnait comme un oracle: « L’époque où on a ouvert les portes de l’enfer. »
Peut-être, en effet, était-ce au cours de ces quelques semaines que tout avait commencé . Cette perméabilité de l’écran. Ce passage rendu possible de la position de celui qui regarde à celui qui est regardé. Cette volonté d’être vue, reconnu, admiré. Cette idée que c’était à la portée de tous, de chacun. Nul besoin de fabriquer, de créer, d’inventer pour avoir droit à son « quart d’heure de célébrité ». Il suffisait de se montrer et de rester dans le cadre ou face à l’objectif.
L’arrivée de nouveaux supports accélérerait bientôt le phénomène. Dorénavant, chacun existerait grâce à la multiplication exponentielle de ses propres traces, sous forme d’images ou de commentaires, traces dont non ne tarderait pas à découvrir qu’elles ne s’effaceraient pas. Accessibles à tous, Internet et les réseaux sociaux prendraient bientôt le relais de la télévision et décupleraient le champ des possibles. Se montrer dehors, dedans, sous toutes les coutures. Vivre pour être vu, ou vivre par procuration. La téléréalité et ses déclinaisons testimoniales s’étendraient peu à peu à de nombreux domaines, et dicteraient pour longtemps leurs codes, leur vocabulaire et leurs modes narratives.
Oui, c’est là que tout avait commencé."
Source: « Les enfants sont rois », roman de Delphine de Vigan chez Gallimard, nrf , pages 19/20.