"Toi, la deuxième, tu déroutes. "C'est encore une fille": tu es une nouvelle décevante. On ne t'attendait pas. Ta soeur n'inaugurait pas le choix du roi, mais toi tu n'es même pas le choix de la reine. Tu n'es pas une princesse. Ton père a fait le déplacement, pourtant. Impatient, il assiste à ta naissance. Cela ne se pratique guère encore, dix ans avant Mai 68; les pères sont tenus à distance du sexe dilaté des femmes, de la douleur qui se réveille en elles dans un parfum de merde et de sang, de leurs gémissements de bête qui crève en se vidant. Ils ne s'en remettraient pas, dit-on, voir les rendrait impuissants."
"Fille" de Camille Laurens chez Gallimard, NRF, page 17.
Pour en savoir plus sur le tableau ci-dessus :
https://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/oeuvres/tete-vieillard-0
"Le vieillard hésite, mais avance encore: il avance en âge. Il va vers la mort, vers cette chose qui clôture toutes les choses qui peuvent lui arriver. (...) La mort qui est devant le vieillard - quelque part, assez près - est devenue un destin personnel. Le vieux se rapproche de la vérité; il est de plus en plus lui-même. Dans sa façon de bien moins se souvenir des jours passés et bientôt des jours présents,il simplifie sa vie jusqu'à la quintessence. Il se dit que la prochaine fois - la prochaine élection présidentielle, la prochaine Coupe du Monde de football, les prochaines vacances estivales en famille -, que la prochaine fois, peut-être, il ne sera plus là. (...) Les gềnes meurent de froid un peu en avance. Les gènes ne savent plus quoi faire du corps, mais le corps est encore là. Un navire construit il y a longtemps, dont il ne vaut pas la peine de changer les planches, et sur lequel on peut seulement faire des calfetrages de fortune. Les gènes quitteront bientôt le navire, c'est entendu, mais ils le quitteront dans la mesure où le navire est incontrôlable, et vogue vers une direction inconnue. Le vieux n'est pas un naufragé, mais le navigateur qui approche la liberté totale: c'est son dernier port - droit devant. Ce n'est pas le souffle glacé du caveau que le vieux sent passer sur lui, mais le vent du large."
Source: "Lieux de vie" de Paul Munier aux éditions VGAS pages 90/91.
"L'adolescence est un âge où la perception de soi est mise à mal. Cela s'explique peut-être ainsi: bien souvent, l'enfance est un royaume où l'on est le centre du monde. Sans le vouloir, les parents gonflent de manière disproportionnée l'égo de leur progéniture. Ils accourrent au moindre besoin, jugent génial n'importe quel gribouillage et s'extasient sur des chorégraphies ridicules. Bref, l'enfant a le sentiment d'être touché par la grâce, et se fracasse lamentablement, ensuite, dans la vérité de l'adolescence: il n'est que lui. Il y aurait sûrement beaucoup moins de crises pubertaires si l'on plongeait les humains dès le plus jeune âge dans une réalité moins narcissique. (...) L'adolescent pense craindre l'avenir, alors qu'il souffre de la disparition du passé."
David Foenkinos dans "La famille Martin" chez Gallimard, nrf, page 76